Cycle La Cinémathèque du documentaire 2024
Frederick Wiseman, nos humanités • Chapitre 1
Cycle programmé par Équipe de programmation, BPI - BIBLIOTHEQUE PUBLIQUE D'INFORMATION dans le cadre de La Cinémathèque du documentaire 2024
La cinémathèque du documentaire à la Bpi a le plaisir de vous présenter une rétrospective intégrale de l’œuvre de Frederick Wiseman, à l’occasion de la restauration de 33 de ses films. Cette rétrospective se déroulera en deux temps : chapitre 1 à l’automne 2024, chapitre 2 à l’hiver 2025. Certaines projections auront lieu en la présence de Wiseman lui-même et de nombreux·ses invité·e·s.
« C’est une joie intense que de proposer « Frederick Wiseman, nos humanités », fruit d’un travail de trois ans. Cette rétrospective intégrale est née d’une volonté et d’un travail communs avec, aux États-Unis, Zipporah Films, la société créée par le cinéaste en 1971, et avec Météore Films en France. C’est une grande fierté que cet événement dans les salles du Centre Pompidou, portée par La cinémathèque du documentaire à la Bpi, soit le tout premier au monde à partir de ce matériel magnifique offrant véritablement une expérience renouvelée de l’œuvre.
Un peu d’arithmétique : 46 films. « Le seul et très long film », pour reprendre la malicieuse formule du cinéaste, dure aujourd’hui plus de 115 heures cumulées. Nous avons voulu répondre au mieux à cette ampleur puisque la rétrospective va se répartir sur deux de nos saisons, l’automne 2024 et l’hiver 2025. Chaque film sera montré à trois reprises durant ce semestre exceptionnel. Ce qui est réconfortant au moment d’écrire ces lignes, c’est aussi de savoir qu’il y aura donc un chapitre 2.
46 films et non 48 comme cela est mentionné par certaines filmographies – ce choix s’est fait en concertation avec le principal intéressé. 46 films, mais à l’heure où ces lignes s’écrivent : 45. Nous ne sommes malheureusement pas en mesure d’assurer la présentation de The Garden (2004), dont les projections publiques restent à ce jour impossibles. Pour des raisons bien différentes, Titicut Follies fut interdit pendant près de 25 ans; il n’y a donc aucune raison de se décourager.
Comme le seront les films de l’hiver 2025, les 25 de cet automne 2024 ont été répartis et regroupés dans des ensembles, à partir de thèmes et de motifs. Ils ne prétendent en rien faire autorité, bien d’autres découpages de l’œuvre ont été faits, d’autres restent possibles – les combinaisons semblent même infinies. On espère juste que cette présentation de la programmation permette de se repérer dans cette filmographie et qu’elle incite à s’y plonger, à trouver son parcours, ses propres échos et recoupements.
« La tragédie et la comédie sont des genres très proches. C’est une exagération ou un prolongement des mêmes éléments. »
Si Frederick Wiseman a pu prononcer des termes très proches, les deux phrases ci-dessus ne sont pas de lui. On les entend dans Model (1980), adressées avec un sérieux de pape par un directeur de casting à une candidate. Il s’agit de l’un des moments où le cinéma de Wiseman exprime son manifeste. Pour étayer, prenons une séquence sidérante de Law and Order (1969). Des policiers accompagnés d’ambulanciers viennent extraire de chez elle une vieille femme noire si hagarde qu’on ne sait pas très bien si elle est encore vivante. Pour la transporter, on décide par précaution de lui retirer son dentier. Ce dernier résiste. On s’acharne : le râtelier résiste encore. Jusqu’à ce que l’on se rende à l’évidence : ce ne sont pas des prothèses. Évidemment, pour abonder dans le sens de la comédie, il faut goûter la causticité du cinéaste.
Wiseman s’est choisi la position particulière de preneur de son au tournage, tandis que la filmographie s’est principalement faite avec deux opérateurs, William Brayne (10 films) et surtout John Davey (26 films). Cette place le
rend évidemment très actif, mais moins “aveugle” qu’un opérateur de prise de vue; cela en fait en quelque sorte le premier témoin, peut-être un spectateur. Le style cinématographique est en place dès les prémices : pas d’entretien (à l’exception d’un, encore plus notable, dans Primate), pas de commentaire. Le montage fait dialoguer des séquences entre elles, par contraste, par contrepoint, formant une mosaïque. Le fait qu’il n’y ait pas d’autres repères chronologiques que le présent du tournage représente une autre singularité. Ce présent perpétuel n’est pas devenu une lointaine archive, il a plutôt fini par constituer un perpétuel présent dont il émane en 2024 une troublante pertinence sociétale et politique.
Il convient d’insister sur quelque chose qui n’est pas du tout assez dit de son cinéma, sans doute masqué par la force des “sujets” et du propos : un appétit formel jamais rassasié, une immense expressivité visuelle, une intense sensibilité pour les visages, les corps – statiques ou en mouvement -, pour les paysages, les lumières. Frederick Wiseman n’est pas un discoureur, il est un formaliste, de l’image, de la mise en scène, du montage bien entendu, mais aussi du son – Zoo (1993), par exemple, propose une extraordinaire composition. Si ce formalisme se trouve peu mis en valeur, c’est sans doute qu’il ne se place jamais au-dessus des films, ne s’impose pas à eux, mais se déploie avec une constante justesse.
Ces principes cardinaux n’empêchent pas les dynamiques d’une filmographie dont le point de départ est le pamphlétaire Titicut Follies (1967), suivi de l’impitoyable High School (1968). La filmographie s’attelle rapidement à une inextricable complexité, une hésitation du sens, à ne pas confondre avec un non-sens, car il y a toujours un sens, ou plutôt une cohabitation des sens, dans un cadre, entre deux plans, entre deux séquences, dans un film, entre les films. Law and Order (1969) représente un premier jalon à ce titre, Welfare (1975) en constitue l’accomplissement au sein du premier cycle de la filmographie.
Impressionnante par sa cohérence, l’œuvre entière est toujours prise dans un mouvement, elle s’ouvre notamment à d’autres typologies spatiales, d’autres échelles (Canal Zone, Racetrack, In Jackson Heights), d’autres horizons sociaux (Model, The Store), d’autres géographies (la France bien sûr, dont il filme régulièrement depuis les années 1990 des lieux emblématiques d’art, de culture et de spectacle). Bien commode, le titre de “cinéaste critique des institutions” est à complexifier, certains films édifient en effet des éloges mettant en valeur des utopies concrètes, à travers lesquelles Wiseman délivre aussi des professions de foi politiques : High School II, Boxing Gym, Ex Libris : The New York Public Library, City Hall, pour ne citer que ceux montrés cet automne.
Quelque chose d’étrange et d’assez unique se dégage de l’œuvre de Frederick Wiseman, résidant dans le fait que son meilleur commentateur n’est autre que son cinéma lui-même. Les films disent de l’intérieur ce qui s’y joue, le formuler de l’extérieur revient à une réitération des images et des sons, forcément plus pauvrement mise en mots. Partant des moyens donnés par le cinéma direct (caméra et équipe légères, micros directionnels et son synchrone), il conteste l’idée de cinéma vérité en lui opposant celle de reality fiction. Wiseman cherche à « pourvoir le réel d’une doublure », pour reprendre la formule de la critique Charlotte Garson. En effet, cette œuvre ne vise surtout pas à se faire experte en sciences sociales ou à nous présenter un décalque de la réalité, mais, au contraire, à la faire basculer du côté de la théâtralité, de la fiction, du romanesque, avec des protagonistes souvent pris dans des situations et dimensions performatives.
Comment ne pas citer ici une séquence géniale et matricielle de Welfare, quand peu avant la fin déboulent un certain Monsieur Hirsch, et une auto-analyse du film. Son fascinant monologue formule alors ce qu’il en est depuis 2 heures et 40 minutes, à savoir une pièce de Samuel Beckett. Monsieur Hirsch : « J’attends depuis cent vingt-quatre jours, depuis que je suis sorti de l’hôpital, j’attends quelque chose… Godot. Mais vous savez ce qui s’est passé dans l’histoire de Godot. Il n’est jamais venu. Voilà ce que j’attends. Quelque chose qui ne viendra jamais. »
« Nos humanités », tel est le sous-titre de cette rétrospective. Wiseman compose de film en film une fresque dédiée aux êtres qui peuplent la quarantaine de lieux explorés : grandeur et petitesse, ressorts et défaites, grâce et pesanteur, élévation et impuissance. Il s’agit aussi d’un théâtre d’une extraordinaire et permanente inventivité – mouvements, mots, gestes, langage. Cet intitulé vient souligner l’inépuisable richesse d’une filmographie en forme d’encyclopédie de l’humain, par laquelle on cultive son regard, son esprit et sa pensée. On accède à une somme impressionnante d’expériences, de connaissances; fréquenter, arpenter cette œuvre, c’est “faire ses humanités”.
La comédie humaine wisemanienne s’écrit depuis 1967, avec une fascination pour les scènes et les coulisses où se déroulent les existences ordinaires. Elle naît d’une immense curiosité, d’un admirable entêtement, d’un humanisme empathique mêlé à un regard distancié et à une ironie mordante. Tout ceci est le moteur de la complexité du monde dont il rend compte si profondément, jusqu’au vertige. Si les lieux et les êtres de cette fresque unique appartiennent à une géographie surtout étasunienne et occidentale, c’est pourtant bien une expérience universelle qui transite par eux. Le métier de vivre est toujours singulier, mais il y a bien une seule et même espèce humaine dans le regard et l’écoute de Frederick Wiseman. »
Arnaud Hée
programmateur du cycle