PASSAGERS DU RÉEL / CHANTAL AKERMAN - Habiter le monde*

Conférence

d’Olga Kobryn, enseignante en études cinématographiques et audiovisuelles, spécialiste des formes filmiques expérimentales, chercheuse associée à l’Institut de recherche sur le cinéma et l’audiovisuel (IRCAV, Sorbonne Nouvelle), directrice du département « Langues, culture et communication » à l’ENSTA Paris – Institut polytechnique de Paris.

Ma théorie à propos de l’émergence des formes de journaux dans l’art, dans tous les arts, après la Seconde Guerre mondiale, est que nous en avions tous assez des histoires inventées. Les réalités infâmes de 1933-1944 ont détruit toutes nos histoires ou, selon Adorno, la poésie. En tout cas, ce que nous pouvions essayer de faire était retourner à la vie réelle, regarder autour de nous, essayer de comprendre ce qui se passait, ce qui était réel dans notre propre histoire[1], Jonas Mekas.

Cette conférence propose une réflexion sur les courants et les définitions des cinémas documentaires « engagés » à partir de la question du geste cinématographique d’intervention sur le réel : les théories du montage, du plan-séquence, de la durée. De quelle manière la technique et l’esthétique incorporent des discours idéologiques et politiques et les produisent de l’intérieur même de l’organisation des formes filmiques visuelles et sonores ? Une brève analyse historicisée des écritures visuelles marquantes du documentaire engagé (Vertov, Rouch, Marker, Wiseman, en passant par le cinéma expérimental nord-américain) nous permettra de réfléchir aussi bien sur des filiations esthétiques de l’œuvre de Chantal Akerman que sur l’originalité de son langage cinématographique.

Le volet documentaire de l’œuvre d’Akerman se compose de deux lignes directrices sensibles conjointes : un travail sur la préservation de l’intimité du réel saisi, associé à une rhétorique politique qui reflète un engagement profondément éthique de la cinéaste – une volonté de documenter, par le biais d’une approche esthétique originale, un ensemble d’enjeux et de moments traumatiques de l’histoire du XXème et du XXIème siècle à partir des questions de l’exil et de la migration en tant que condition humaine contemporaine. A travers les films News from Home (1977), Histoires d’Amérique (1989), D’Est (1993), De l’autre côté (2002), Akerman construit un discours autour de la notion d’origine, dans son sens aussi bien historique que métaphysique, culturelle qu’intime.

(Olga Kobryn)

[1] Jonas Mekas, « Juste comme une ombre… », entretien avec Jonas Mekas par Jérôme Sans (2000), in Jérôme Sans, Morgan Boëdec, Léa Gauthier (dir.), Entretiens avec Jonas Mekas, Les Cahiers de Paris Expérimental, 2006, p. 20.

Conférence

d’Alexandre Moussa, enseignant chercheur en études cinématographiques et critique.

On parle souvent de Chantal Akerman comme d’une cinéaste de l’appréhension de l’espace et de l’écoulement du temps, mais elle est aussi une cinéaste de la parole, imprimant de la conception à la réception de ses films ce que l’on pourrait désigner comme sa « voix d’autrice » (Kaja Silverman, The Acoustic Mirror, 1988). Cette intervention se propose d’explorer les formes que prennent cette voix au fil de sa circulation aux différents temps de la création. Elle est d’abord écriture, dans des scénarios dont on connaît mal la qualité littéraire, et dans lesquels Akerman n’hésite pas à s’emparer d’un matériau intime (exemplairement, sa correspondance avec sa mère dans News From Home). Cette écriture préalable est souvent partiellement recouverte par l’écriture filmique caractéristique de la cinéaste, mais, particulièrement dans certains de ses documentaires (Là-bas, No Home Movie), la voix et le corps d’Akerman jouent un rôle crucial, même si la cinéaste sait aussi se placer dans une position d’écoute des voix et témoignages d’autrui (Sud, De l’autre côté). Sa voix est enfin discours, celui que la cinéaste tient sur son œuvre, dont elle organise avec soin la réception et l’interprétation en élucidant ses choix formels, ses influences et la forte dimension autobiographique de son travail.

(Alexandre Moussa)

Une proposition de Christophe Pellet, auteur et réalisateur.

Christophe Pellet évoquera les influences de la scène artistique (théâtre, danse et arts plastiques) sur le cinéma de Chantal Akerman.

Dès son premier geste de cinéma, Saute ma ville en1968, Chantal Akerman a exposé et questionné sa vie intime et celle de ses proches dans des films à la forme documentaire, sans abandonner la fiction et une forme narrative, pour atteindre à un épique de l’intime. Une œuvre qui nous souffle à l’oreille des confessions, des impressions et un vécu restitués sous la forme de fictions distanciées ou attachées à des expériences formelles radicales, inspirées des autres arts (danse, théâtre et art plastique ), héritage des recherches de la scène des années 70. La voix et le corps de la réalisatrice faisant corps avec la matière du film. Réflexion sur la durée des plans : laisser advenir dans le cadre enserrant une comédienne de fiction, le réel obscène d’une aliénation (Jeanne Dielman )…, contempler le corps d’une ville pour en arracher des bribes de fictions, une dramaturgie du lien et de l’espace (News from home)… Capter en temps réel, du soir à l’aube, la respiration d’une ville aimée, Bruxelles, tout au long d’une nuit d’été traversée par des corps chorégraphiés… Les films d’Akerman restituent une mémoire intemporelle et fictionnée par la captation ontologique d’une réalité, écrin à une fiction détournée et troublée.  (Christophe Pellet)

Christophe Pellet a publié une quinzaine de textes chez l’Arche Editeur. Son texte La Conférence a obtenu le grand prix de littérature dramatique en 2011. Son premier long-métrage, Aujourd’hui, rien, est sorti en salle en 2019. Il enseigne à l’université Paris 8 Saint Denis, Paris 1 Sorbonne Nouvelle, à l’Ensatt de Lyon et à l’Ecole du Nord de Lille. Il vient de terminer son second long-métrage Et dans le flux, tu le perdras, sortie prévue en 2023.